Certaines études démontrent que le déménagement est la troisième source de stress après le deuil et le licenciement. On peut très bien imaginer, sans être un analyste chevronné, que faire parcourir 7000 kilomètres d’océan à ses petites affaires ajoute une dose d’angoisse non négligeable à l’opération. Déménager en Guyane ne ressemble en rien au transport de tes meubles avec cinq amis costauds, dont deux n’ont pas pu venir à cause d’un empêchement de dernière minute imparable, à charger de manière chaotique un 20 m³ de location et à te demander à chaque palier pourquoi tu possèdes autant d’objets lourds et volumineux en doutant aussitôt de leur réelle utilité. Généralement cela se termine avec quelques courbatures, à déguster des bières tièdes, assis sur des cartons, en se remémorant fièrement l’ascension épique du lave linge au sommet des trois étages, véritable Everest du transbahutage amateur.
Pour faire venir en Guyane une partie de sa vie matérielle, il va falloir procéder autrement. Tout d’abord il faut trouver un transitaire fiable et pas trop cher et naturellement tu te jettes sur les forums en quête de précieux conseils. Cela fait à peu près le même effet que la fois où, ressentant une petite douleur au bras, tu t’es précipité sur Doctissimo pour ressortir vingt minutes plus tard avec une gangrène inextinguible qui te conduisait tout droit à l’amputation. Tu finis par choisir un prestataire, comme on presse la détente à la roulette russe, en croisant les doigts pour échapper à la perte de container, aux retards indécents, aux vols d’objets et à la fragmentation d’une partie de ta précieuse vaisselle.
Tu vas avoir un peu de temps pour faire le tri et la liste de ce que tu souhaites emporter. C’est une expérience cathartique véritablement bénéfique de donner ou de remplir les bennes de la déchetterie d’une multitude d’objets superflus en se demandant comment ils ont pu coloniser aussi efficacement le fond de tes placards et ton grenier. Un nouveau mot vient enrichir ton vocabulaire : le repli. Sous ce vocable, aux sonorités de jargon militaire, se cache la notion d’emballer dans des cartons des affaires parfaitement inutiles mais dont il est impensable de se séparer et à les confier à des amis, des membres de la famille, qui, devant ton état de désarroi avancé, n’auront pas le courage d’exprimer le moindre refus.
Il y a une étape assez sympa qui consiste à se départir de ses vêtements chauds, parfaitement inutiles en Guyane. Tu te constitues juste une ou deux tenues d’explorateur polaire, pour survivre, le cas échéant, à un séjour futur dans les frimas de la métropole. Ta relation avec le conteneur de recyclage de vêtements devient presque intime, tu apprends progressivement à calibrer les sacs pour pouvoir les entrer dans sa gueule béante et qu’il les avale sans trop d’efforts.
Il est temps maintenant de remplir une liasse de documents administratifs, de signer des décharges et des documents douaniers, de faire la liste précise de ses effets et d’en estimer la valeur. Cette étape administrative qui rebuterait un professionnel expérimenté de la Sécurité Sociale va te permettre, par lassitude et fainéantise, de renoncer à la migration d’objets qui te paraissaient, quelques jours plus tôt, totalement indispensables. Le transporteur t’a confié quelques cartons pour emballer tes livres en te demandant expressément de ne rien faire pour le reste car il s’agit, là, d’une affaire de spécialistes.
Le jour J arrive enfin. Tu as aligné tous tes bibelots, comme dans une brocante de village. Les verres se serrent les uns contre les autres, faisant penser à une armée napoléonienne prête à partir au combat. Les cadres et les tableaux se sont regroupés au pied des murs tels une meute de loups un soir d’hiver, laissant juste l’empreinte de leur passage sur les murs initialement blancs de la maison. On sonne. Deux gaillards au large sourire déboulent en trombe, accompagnés d’une cargaison de cartons, d’une collection de rouleaux de matériaux d’emballage cartonnés, plastifiés, rembourrés. Ils se lancent aussitôt dans l’empaquetage des meubles, les recouvrant intégralement, avec la dextérité d’embaumeurs de momies. Ils tracent des lignes impeccables avec l’adhésif, à la vitesse de l’éclair, le rompant sans effort à la force de leurs doigts. Tu ne peux pas t’empêcher de repenser aux deux jours qu’il t’a fallu pour remplir dix cartons de livres, à deux, l’un s’escrimant à trouver l’infime déclivité indiquant le début du rouleau de scotch, et l’autre se rendant compte, au moment fatidique, que la paire de ciseaux a encore disparu. Les deux déménageurs virevoltent, prenant à peine le temps d’avaler une gorgée d’eau par cette canicule de début d’été. Les pièces se vident, et, devant la maison, s’amoncellent de surréalistes paquets gullivériens siglés abondamment par le logo du prestataire.
À quelques mètres de là, sur la place de la mairie, un camion vient d’arriver, transportant un container bleu fatigué qui porte autant de cicatrices qu’un vieux pirate caribéen. Tu essayes de te rassurer en te disant que le futur réceptacle de tes précieux biens n’est pas là pour un concours d’esthétique et qu’il a déjà vu du pays et fait ses preuves comme un vieux loup de mer. À l’intérieur, il y a ta voiture, celle que tu as abandonnée quelques jours auparavant sur le parking du transitaire, avec la culpabilité de celui qui laisse son chien à la SPA. Elle est là, « Titine », sanglée et calée. On a construit autour d’elle ce qui ressemble à une mezzanine de chambre d’étudiant. Les déménageurs redoublent d’efforts pour remplir chaque espace libre du container avec les paquets. Dedans, il doit faire soixante degrés et ils passent juste la tête à l’extérieur pour reprendre une bouffée d’air propice à la respiration. On ferme le container et tu assistes, un peu perdu, au scellé de ce dernier, prenant scrupuleusement en note le numéro sur le cadenas comme on te l’a demandé. Le camion part, la maison est presque vide et tu as tout le loisir d’imaginer le périple dantesque que cette boîte de métal, qui contient une partie de ta vie, va devoir affronter. Il va aller au Havre par la route, les dockers du port autonome vont le charger sur le Marfret Marajo qui va s’empresser de prendre la mer et faire une courte escale dans la partie néerlandaise de Saint Martin, puis à Trinidad et Tobago et rejoindre enfin, si Neptune le permet, le port de Dégrad des Cannes. Là, il sera confié aux douaniers et avec un peu de chance, arrivera devant la porte de ton nouveau domicile.
Mais ceci est une autre histoire.
Comment sont emballés vos effets personnels pour un départ en container